Passent les palombes 3

Tous les ans à l'automne, les chasseurs du Sud-Ouest tendent leurs filets aux migratrices bleues. Le pigeon ramier n'est plus ce qu'il était, mais la tradition résiste.

Un coup de sifflet brise le silence de la montagne. Il est aussitôt suivi d'un cri en basque, hurlé dans le lointain : "Gorda !" Jacques Mescapide laisse sa phrase en suspens et se précipite dans la cabane. "Cachez-vous !", traduit-il. Son œil se rive à la meurtrière pratiquée dans le mur. Un autre appel résonne : "Hurrun !" La tension retombe aussitôt. "Loin !, traduit à nouveau Jacques Mescapide. Ce n'est pas pour cette fois."
L'homme se carre dans l'entrée, la tête en l'air, et observe haut dans le ciel d'un bleu minéral un vol d'une cinquantaine de palombes. Les migratrices venues de Scandinavie poursuivent leur course vers l'Espagne. Elles survolent en écharpe les filets tendus au milieu des arbres. Le chasseur observe les fuyardes qui se perdent sur l'horizon.
Collecteur de lait de son état, Jacques Mescapide est, du 1er octobre au 15 novembre, le régisseur d'un des dix postes de chasse au filet, traditionnellement appelés "pantières", qui subsistent dans les Pyrénées-Atlantiques. L'installation est située au col de Naphale, un mamelon pyrénéen culminant à 500 mètres d'altitude, dans la région historique de la Soule. L'endroit se présente comme un couloir de 2,5 kilomètres, taillé en entonnoir dans le relief.
La technique consiste à manœuvrer le vol qui s'engage dans la passe afin qu'il se précipite dans les mailles tendues sur une hauteur de 12 mètres et une largeur d'une centaine de mètres. A cette fin, des rabatteurs sont disposés sur le trajet, dissimulés dans les arbres. Ils sont munis de sortes de raquettes en bois, baptisés palettes, qu'ils jettent au passage du vol. Ces leurres sont confondus par les palombes avec des éperviers, prédateurs qui ont coutume d'attaquer les proies par-dessous. Pour se parer de cet ennemi, les oiseaux ont donc le réflexe de plonger au ras du sol. Deux hommes, les "chatars", restent à terre, sur le bord du couloir, et agitent des drapeaux blancs pour empêcher les palombes de fuir. Ces vigiles dirigent de la voix le vol et renseignent leurs associés sur son évolution. Au total, 17 hommes sont nécessaires à la chausse-trape.
Nouveau sifflet, nouveau cri. Jacques Mescapide est déjà à son poste. "Apal !" (bas), crie le guetteur. Cette fois, le vol est tombé dans le piège. Il frôle le faîte des arbres, à 60 km/h et vient s'enferrer dans les filets que les hommes referment derrière eux. Une trentaine de prisonnières tentent frénétiquement de s'échapper, perdant leur plumage bleu gris dans ce combat désespéré. Les chasseurs se précipitent et enfouissent leurs prises sous leur "chamar", une ample blouse paysanne qui semble tout droit sortie d'un livre de Flaubert. Vaincues, les victimes ne réagissent pas et ne réagiront pas plus quand les chasseurs les assommeront une à une contre un rocher.
Du lever du jour à son coucher, quarante-cinq jours d'affilée, le rituel est le même, fait d'interminables attentes ponctuées d'instants frénétiques. Il se passe parfois une semaine sans que ne se montre la moindre plume. Il faut endurer ces longs goulets déprimants et braver les intempéries. Mais, génération après génération, la même vénération de la palombe ramène des hommes à la pantière, mus par la fièvre bleue. "C'est difficile à expliquer, hésite Jacques Mescapide. La fièvre bleue, on la sent monter quinze jours avant la migration. On dort plus difficilement, on devient nerveux. Et, quand les premiers vols arrivent, plus rien d'autre ne compte."
Dans tout le Sud-Ouest, la même contagion gagne des dizaines de milliers de chasseurs, en quête de ce volatile baptisé dans des régions moins dévotes pigeon ramier. A Lerm-et-Musset, une commune de 400 habitants au sud de la Gironde, l'engouement reste prégnant. Il se raconte que, naguère, le menuisier fabriquait deux ou trois cercueils d'avance, pour ne pas être dérangé pendant cette trêve sacrée. Qu'un malheureux trépasse durant la saison et l'enterrement était bâclé, le cortège funèbre hâtant le pas et scrutant le ciel. Encore aujourd'hui, l'activité économique est ralentie et les foyers se contentent de viande congelée, le boucher étant fermé pour cause de maladie bleue.
Philippe Barbedienne a contracté également tous les symptômes. Au milieu d'une forêt mêlant chênes et pins, il a installé depuis vingt ans une palombière, après avoir longtemps squatté celle de son père. Autour de la cabane, où un vieux poêle répand une douce chaleur, court un labyrinthe de 600 mètres de galeries, faites de bois, de fil de fer et de fougères, dédale que le propriétaire a construit de ses mains.
Au petit matin, le chasseur hisse au sommet des arbres une vingtaine d'appelants, palombes capturées vivantes qu'il bichonne le reste de l'année dans une volière. Les belles captives sont maintenues attachées à un trapèze. D'une vigie percée dans le toit de sa cabane, l'ermite guette inlassablement l'arrivée d'un vol. Quand se présente enfin Columba palumbus, le chasseur actionne des manettes qui déséquilibrent les trapèzes. Les appelants battent alors des ailes pour se rétablir et attirent les voyageuses mues par l'instinct grégaire.
Quand un vol est posé, le but est de l'attirer vers l'un des deux filets tendus au sol. Empruntant les galeries, le chasseur s'approche des palombes. Imitant leur roucoulement et d'autres stratagèmes, il les conduit jusqu'aux abords du piège et actionne des ressorts qui referment le filet. La progression peut prendre de dix minutes à une heure et demie et se solde souvent par un échec. Ce jeu subtil est le couronnement d'heures dilapidées la tête dans les nuages avec pour seule distraction la lente mue automnale de la forêt. "C'est dans la mentalité du chasseur de se dire que si les palombes ne sont pas passées aujourd'hui, elles passeront demain", explique Philippe Barbedienne. Mais l'adepte sait aussi que cette qualité intrinsèque est plus que jamais requise.
La palombe boude. Les grands vols qui obscurcissaient le ciel il y a encore vingt ans, les nuées de dizaines de milliers de spécimens qui se posaient sur les forêts à la recherche de glands, cette époque où les cols pyrénéens et les forêts girondines étaient "bleus de palombes", flottent avec nostalgie dans la mémoire collective. Philippe Barbedienne affiche des tableaux de chasse 5 fois moindres qu'il y a vingt ans. Jacques Mescapide constate une baisse de moitié des prises depuis dix ans. Encore sa pantière s'en sort-elle plutôt bien : d'autres ne font plus que des captures symboliques et ne survivent que par l'obstination basque à entretenir une tradition.
Les explications donnent lieu à des joutes sans fin. Le pigeon ramier se sédentariserait de plus en plus ou raccourcirait ses voyages, en raison de la douceur des hivers et de la présence tardive de maïs dans les plaines. D'autres chasseurs prétendent que les vols sont plus tardifs ou plus à l'ouest, qu'ils survolent désormais l'océan Atlantique.
Ces arguments n'ont pas reçu de confirmation scientifique. Il est en revanche un sujet tabou dans le milieu cynégétique : la pression de chasse. Pour avoir osé évoquer le sujet, Philippe Barbedienne s'est retrouvé mis au ban. Le franc-tireur milite à l'Association nationale pour une chasse écologiquement responsable (Ancer), un groupe minoritaire qui se voit reprocher de fricoter avec les écologistes. Il critique l'extension de la pratique hors des zones traditionnelles, les palombières poussant comme champignons au nord de la Garonne. L'apostat vitupère également contre les dérives mercantiles qu'il constate.
La palombe s'est toujours vendue, aux restaurateurs ou aux conserveries. "Dans ma famille, on disait qu'elle payait le pain de l'année", explique un ancien. A Naphale, la vente à 10 euros pièce des 2 500 prises de la saison a rapporté en 2001 près de 1 000 euros à chacun des participants, un complément non négligeable pour des revenus modestes.
Mais le vrai business est ailleurs, dans la location des cols pyrénéens à des passionnés venus de la ville. A partir des années 1950 mais plus encore des années 1970, des Bordelais, puis d'autres citadins ont débarqué avec leurs fusils dans cet eldorado bleu. "La chasse à la palombe a été une bénédiction pour la vallée", explique Michel Castan, directeur de la commission syndicale du pays de Soule. Son organisme, qui regroupe 43 petites communes, met tous les trois ans aux enchères la location des 40 cols qu'il administre. Les prix se sont vite envolés, les sites les plus prisés atteignant en 1990 jusqu'à 30 000 euros par an. Un don du ciel pour des communes impécunieuses.
Les restaurateurs se souviennent également de ces années fastes où débarquait en masse cette clientèle gaillarde, ne chipotant pas sur la note. "J'ai parfois mis jusqu'à 3 lits supplémentaires dans une chambre", se souvient un hôtelier de Tardets. La bonne affaire a été flairée par d'autres et les Pyrénées se sont crénelées de postes de tir. On en a compté jusqu'à 15 000. A raison de deux hommes par poste et de trois cartouches par fusil, la pétarade était impressionnante quand un vol tentait de franchir une ligne de crête. Tout est bon à vendre. Au col de Naphale, la commune qui possède la pantière a loué à des Bordelais 25 000 euros par an des postes de chasse derrière les filets. Quand un vol arrive, les palombes qui échappent au piège sont aussitôt cueillies par un feu roulant.
Les passages se faisant plus chiches, la frénésie s'est calmée. De montantes, les enchères sont devenues descendantes. Les Pyrénées françaises subissent la concurrence de tour-opérateurs organisant des voyages en Estrémadure sur les lieux d'hivernage, avec tableau de chasse garanti.
Malgré tout, sur les hauteurs d'Iraty, où les sommets sont liserés de neige dès octobre, le déploiement de force reste impressionnant. Sept cents chasseurs occupent les reliefs avoisinants, tapis derrière des affûts. Jean-Michel Bordenave est l'adjudicataire du col de Sensibil, à 1 400 mètres d'altitude ; avec des amis, il a loué ce territoire battu par les vents. L'investissement est conséquent pour un résultat de plus en plus erratique : les jeunes désertent et les femmes supportent moins ces longs abandons de foyer. "Les couples préfèrent passer leurs vacances à la mer", constate le retraité.
Depuis vingt-quatre ans qu'il chasse sur ces hauteurs, le personnage ne compte plus les journées passées à battre la semelle et à subir les caprices de la donzelle bleue, sans que sa ferveur s'émousse un instant. "La palombe, c'est secondaire, c'est d'abord une façon de se retrouver chaque année, explique-t-il. L'important, c'est la convivialité."
 
Aquelques centaines de mètres de là, d'autres férus de nature bravent la froidure. Ils n'ont pas de fusil. Le col d'Organbidexka est occupé depuis 1979 par une association de protection de la nature, Organbidexka Col libre. L'arrivée de ces gêneurs a été accueillie par quelques plombs perdus. Aujourd'hui, les deux camps se toisent à distance. Jusqu'à ce que la neige les chasse définitivement, une quinzaine de militants effectuent des comptages d'oiseaux et dorment sur la paille dans une cabane.
Robert Bendelé fut un chasseur. "Un jour, il y a eu un déclic, raconte-t-il. Depuis, mon fusil est quelque part au fond du Rhône." Aujourd'hui, le repenti suit les évolutions des oiseaux au bout d'une longue-vue. Selon lui, si le pigeon sédentaire est prospère, la population migratrice est menacée, théorie contestée par les instances cynégétiques. Le réfractaire reconnaît la ferveur des chasseurs qui l'entourent : "C'est une vraie religion." Indulgent avec la pratique au filet ou en palombière, l'homme ne goûte guère en revanche la chasse au col. "C'est du ball-trap, ça n'a rien à voir avec la tradition", juge-t-il. En vingt ans, l'association a comptabilisé plus d'un million de coups de fusil autour d'Iraty.
Les chasseurs autochtones qui occupent depuis une éternité les palombières dans le creux des vallées sont partagés devant cette chasse au vol. IIs apprécient l'apport économique des visiteurs, mais s'agacent du feu incessant qui affole les palombes. Difficile dans ces conditions de faire sagement "poser un vol" avec les appelants et d'en ajuster posément un ou deux membres au bout du fusil, comme il est de coutume. Des antagonismes virulents ont même existé entre les deux pratiques. Ils se sont apaisés dans une sorte de résignation collective. A l'apéro, le temps des vantardises est révolu pour laisser la place à celui des souvenirs. Devant sa cabane, Jacques Mescapide sonde l'azur et s'échauffe les sangs, dans sa fièvre inassouvie. "Mais où sont-elles donc, ces palombes ?"
Benoît Hopquin

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 07.11.02